vendredi 6 mai 2011

Il y a trop d'images

Il y a trop d’images de Bernard Émond

(121 pages)

Cette petite plaquette rassemble des textes écrits par Bernard Émond entre 1993 et 2010. Le cinéaste y propose sa vision du monde et des arts. Une vision dénuée du superflu, au cœur de l’essentiel. À plusieurs égards, cette vision rejoint la mienne.
L’art de divertir
Bernard Émond introduit une, ô combien précieuse, différence entre l’art et le divertissement. «Divertere, se séparer de. Ne pas accepter la responsabilité. Ne pas accepter de voir. Ne pas accepter d’être au monde. Fermer les yeux. Ne plus être. Avec mes films, je veux faire le contraire. Je veux être présent au monde, à sa beauté, à sa douleur. Et je veux partager avec les spectateurs cette idée très simple : il faut être attentif.»  (Page 36) Je reviendrai très bientôt sur ce sujet qui me passionne.
Su au relativisme
S’il est une chose à laquelle je me consacre, c’est bien la lutte à ce relativisme absolu selon lequel toutes les opinions doivent être respectées. Bernard Émond me fait le cadeau de fourbir ses armes contre ce fléau.  «Pour obtenir un succès politique ou médiatique, il n’y aurait plus qu’à gouverner par sondages ou à établir une programmation ou un choix de nouvelles en fonction des cotes d’écoute ou des tirages.» (Page 82) Émond souligne cette fâcheuse propension qu’ont présentement nos médias à interpeller les commentaires de leur public. Il ne remet pas en question aux gens le droit de s’exprimer. Il se questionne plutôt quant à la pertinence de publier de tels propos. «Ce à quoi nous assistons, c’est à la juxtaposition d’opinions individuelles, le plus souvent mal informées et mal formulées, chacune valant n’importe quelle autre, c’est-à-dire, au bout du compte, ne valant rien. Mais dans la démocratie de marché, tout est affaire de choix individuel et on ne voit pas, dans cette logique, pourquoi une opinion aurait plus de poids que n’importe quelle autre.» (Page 90)
La foi d’un mécréant
J’apprécie la réflexion de Bernard Émond en ce qui concerne l’héritage catholique dans lequel nous avons grandi. Mes enfants, qui ne sont pas baptisés, ont cheminé dans un parcours scolaire où on offrait des cours d’éducation religieuse. Je n’ai pas souhaité les mettre à l’écart. D’abord parce qu’ils auraient été bien seuls dans mon petit village où l’église est encore au cœur du village et de la vie de bien des familles. Il y a  aussi que les valeurs et les principes qui étaient mis de l’avant dans cet enseignement rejoignaient les miens. Émond cite Péguy.
«La foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’espérance. La foi, ça ne m’étonne pas. (…) J’éclate tellement dans ma création. Que pour ne pas me voir il faudrait vraiment que ces pauvres gens fussent aveugles. La charité, dit Dieu, ça ne m’étonne pas. (…) Ces pauvres créatures sont si malheureuses qu’à moins d’avoir un cœur de pierre, comment n’auraient-elles point de charité les unes des autres. (…) Mais l’espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne. Moi-même.»
Émond parle d’une visite qu’il a faite à la basilique Saint-Pierre à Rome. Après l’abondance et la richesse de la chapelle Sixtine, il tombe sur quatre petits tableaux de Giorgio Morandi (1890-1964), deux paysages et deux natures mortes. Émond écrit :
 «Ce sont des tableaux comme Morandi en a peint toute sa vie : il y a, posés sur une table, un vase, une bouteille, des pots, quelques tasses. Les tableaux se déclinent dans un camaïeu de beiges et de gris. Il n’y a pas d’arrière-plan, que ces modestes objets éclairés par une lumière pâle. Ce n’est presque rien. Pourtant, nous sommes ici devant une sorte de miracle : Morandi prend acte du fait qu’il y a quelque chose plutôt que rien et il s’en émerveille. Il est tout entier dans cet acte de regarder, cette attention au monde, cette nécessaire humilité devant ce qui nous dépasse. Il y a quelque chose, et nous sommes là pour le voir : quel insondable mystère! Le  presque rien des tableaux de Morandi nous ramène au mystère du monde, et je me tiens devant eux comme sous la splendeur d’un ciel étoilé du mois d’août.
Quel paradoxe! Après toutes la magnificence de la basilique et de la chapelle Sixtine, ce sont quatre tableaux modestes d’un peintre humble et reclus qui me donnent le plus le sentiment d’une Présence.» (Page 93)
«Pourquoi y a-t-t-il de l’être plutôt que rien?» se demandait Parménide (-540 à 450) Je suis moi aussi subjuguée par cette question.  Je ne souhaite pas en réduire la complexité en la contraignant dans  une représentation humaine du divin. Je reconnais la limite du savoir humain. Et cette reconnaissance est ma prière silencieuse face au mystère de cette vie qui anime le cosmos. Par comparaison, les incantations que j’ai entendues tout au long de mon enfance me paraissent dénuées de ce sacré. Rien ne me semble moins religieux que cette propension des croyants à marchander leur foi. En échange de la vie éternelle, de la guérison d’un être cher, de la rémission de leurs péchés ou d’un coup de fortune.
Merci
J’aimerais en terminant, remercier Bernard Émond de stimuler ma curiosité, mon goût d’en savoir plus à propos des frères Dardennes, de Giorgio Morandi, de Péguy et d’une foule d’autres auteurs et artistes dont je connais peu de choses.
(6 mai 2011)

La confusion des sentiments


La confusion des sentiments de Stefan Zweig
(127 pages)
J’admire la grande sobriété de Zweig. Il se met tout entier au service de son récit. Et ce récit est avant tout celui de l’aventure intérieure d’un humain avec ses doutes et ses désirs. Zweig tisse sa trame sans lenteur ni empressement. La tension intérieure du personnage principal devient la nôtre. Et voilà qu’on n’arrive plus à lâcher ce livre. J’admire la richesse des métaphores que propose Zweig. Je suis subjuguée par sa capacité à nous faire suivre les fils qui nouent les sentiments intérieurs de cet être qu’il nous raconte. Un peu à la manière des Nœuds dénoués par Ronald D. Laing, mais avec infiniment plus de subtilité.

Extraits
«Était-ce vraiment là ma vie? Se développait-elle réellement en des spirales marquant une si heureuse progression depuis la première heure jusqu’à maintenant, ainsi que, documents imprimés à l’appui le biographe la dessinait? J’éprouvais exactement la même impression que lorsque pour la première fois j’avais entendu ma propre voix parler dans un gramophone : tout d’abord, je ne la reconnus pas du tout; sans doute était-ce bien ma voix, mais ce n’était que celle qu’entendent les autre et non pas celle que je perçois moi-même, comme à travers mon sang et dans l’habitacle intérieur de mon être.» (Page 6)
«(…) une morgue pour cadavres de l’esprit (…)» (Page 10)
«(…) l’injure que je tenais toute prête se coinçât dans mon gosier qui se serra (…)» (Page 15)
«(…) il y a certaines paroles qui ne sont d’une vérité profonde qu’une seule fois, prononcée entre quatre yeux, et quad elles jaillissent spontanément du tumulte inattendu des sentiments.» (Page 17)
«(…) le professeur était juché sur la table et là, dans cette position surélevée, les avait attirés à lui par sa parole comme avec un lasso pour les immobiliser.» (Page 21)
«Celui qui n’est pas passionné devient tout au plus un pédagogue; c’est toujours par l’intérieur qu’il faut aller aux choses, toujours en partant de la passion.» (Pages 30 et 40)
«(…) toutes les pensées qu’il portait en lui. Muettes, se précipitaient avec cette fougue que les cavaliers appellent si joliment chez les chevaux la ruée vers l’écurie (…)» (Page 51)
«Soudain, l’étude hors de sa présence accoutumée, était devenue pour moi vide et sans objet; je me consumais en hypothèses confuses non dépourvues de jalousie; et même un peu de haine et de colère surgit en moi à cause de sa dissimulation, qui me laissait comme un mendiant sous le froid glacial, en dehors de sa véritable vie, moi qui brûlais d’y participer.» (Page 59)
«(…) de ce tableau de la mer naissant, en un parallèle grandiose, une description du tragique comme étant la force élémentaire qui agite notre sang. » (Page 63)
«Et ensuite je m’en rendais compte : en relisant, je scandais et imitais son intonation avec tant de fidélité et tant de ressemblance qu’on eût dit que c’était lui qui parlait en moi, et non pas moi-même. (…) encore aujourd’hui, lorsque je suis emporté par l’élan de la parole, je sens soudain avec embarras que ce n’est pas moi qui parle mais quelqu’un d’autre, comme si quelqu’un d’autre s’exprimait par ma bouche. (…) je suis lui.» (Page 66)
«Ses lèvres où passaient d’ordinaire sans cesse d’imperceptibles ondes, étaient immobiles et molles comme un fruit pelé (…)» (Page 75)
«(…) cet homme que je révérais entre tous m’ouvrit son destin, comme on ouvre un dur coquillage (…)» (Page 115)
(3 mai 2011)